Escalier pour l’échafaud

«Je vous demande pardon, Monsieur, je ne l’ai pas fait exprès.»

Les mots m’ont échappé: un ridicule sursaut de politesse. D’ailleurs, il n’a pas relevé. N’a pas entendu, peut-être. A-t-il même senti que je lui marchais sur le pied? Poids plume sur soulier de cuir noir épais. Je n’ai guère mangé ces dernières semaines: régime forcé. Fine et frêle, je flotte dans ma robe blanche légère et j’ai déjà perdu un escarpin en gravissant le premier échelon du raide escalier. L’ironie de la situation m’a arraché un sourire amer et discret: ne vient-on pas justement de me reprocher le nombre insensé de souliers que j’ai usés durant toutes ces années?

D’un regard sombre, l’homme m’enjoint à parcourir les quelques mètres qui me séparent de mon destin. Je ne tremble plus, ne ressens rien. Vertigineux néant. Les cris de la foule qui, quelques minutes plus tôt, agressaient ma chair de leur virulence haineuse, me semblent à présent retentir en sourdine. J’entends les insultes mais ne les assimile plus, comme si elles s’adressaient à une autre. D’ailleurs, les ai-je vraiment méritées? 

Je ne pleurerai pas. Ne leur octroierai pas le plaisir d’un quelconque signe de faiblesse. Je ne dirai rien non plus. Qu’ils prennent mon silence pour une ultime manifestation de cette arrogance qu’ils m’ont trop souvent prêtée. Je n’en ai plus cure. Je remets mon âme à Dieu, seul lui aura le droit de me juger. 

Sentant une brise légère caresser ma nuque dénudée, je m’allonge, sans frémir, sur cette planche austère qui a hanté bon nombre de mes dernières nuits. Je remarque à peine les liens qui viennent rapidement enserrer mes bras et mes jambes. Mon calvaire sera bientôt terminé. Je pense à mon époux, mort ici-même il y a quelques mois et que je rejoindrai bientôt. À mes enfants, dont le sort dépend du bon vouloir de cette nouvelle république. La planche bascule, la lunette de bois se referme autour de mon cou, je devine plus que je ne perçois le claquement sec du couperet.

Je n’entendrai pas le cri de victoire du bourreau, brandissant ma tête devant le peuple satisfait. Quelqu’un aura-t-il l’audace de s’exclamer encore: «Chienne d’Autrichienne!»?

Les carottes sont cuites

L’odeur doucereuse des carottes rôties lui chatouilla les narines. Elle pourrait bientôt les sortir du four. Replaçant l’iPhone de son mari sur la commode de l’entrée, elle se dirigea machinalement vers la cuisine. Le brouhaha qui s’échappait de la chambre des enfants – un mélange de rires et d’invectives – lui semblait lointain. Irréel.

Elle attrapa une éponge, l’humidifia et entreprit de nettoyer le plan de travail où elle avait, plus tôt, épluché les carottes. Elle tenta, dans un effort qu’elle qualifierait ensuite de ridicule, de passer en revue son menu: pour accompagner les légumes, accommodés selon la recette de sa grand-mère, elle avait préparé un lapin qui achevait sa cuisson dans une cocotte. Sa polenta semblait prête et il ne lui restait plus qu’à préparer une vinaigrette pour la salade. Quant à son apple crumble, elle ne le mettrait au four qu’au tout dernier moment et elle le servirait avec une glace à la vanille artisanale, qu’elle avait dégotée chez le petit traiteur italien du coin.

Cela faisait longtemps qu’elle ne s’était pas donné autant de peine pour un souper. Ces dernières semaines, son mari était souvent absent et les enfants préféraient de loin une bonne assiette de pâtes aux plats mijotés qu’elle se plaisait parfois à leur cuisiner. Quand il l’avait appelée pour lui dire qu’aujourd’hui, il pourrait enfin quitter à une heure raisonnable son bureau, elle avait décidé de marquer le coup. Et une fois que les petits seraient couchés, elle comptait bien saisir l’occasion pour essayer de dissiper le malaise qui régnait dans leur couple depuis quelque temps.

Versant l’huile d’olive dans un saladier, elle laissa échapper un rire nerveux. Ce malaise, elle en connaissait maintenant la cause. Et elle avait beau s’astreindre à des tâches simples, rien n’y faisait. Les mots qu’elle venait de lire sur le téléphone de son époux dansaient, opiniâtres, devant ses yeux: «Alors, tu lui as parlé?» Cinq mots que son esprit se refusait à appréhender dans leur ensemble. Une phrase simple, pourtant, dont elle rejetait le sens. Tout comme elle ne voulait pas voir, dans l’échange qui précédait ce message et qu’elle avait frénétiquement parcouru, l’évidence que son mari la trompait. Et qu’il s’apprêtait à la quitter.

«Maman, quand est-ce qu’on mange?» Son aînée était apparue à ses côtés sans qu’elle ne l’ait entendu arriver. Jetant un oeil sur la minuterie du four, elle répondit: «Bientôt ma chérie, c’est presque prêt. Papa ne va pas tarder à sortir de sa douche. Préviens ton frère et lavez-vous les mains.» Sa voix lui semblait étonnamment calme, alors que dans sa tête, une tempête faisait rage. Depuis quand? Depuis quand fomentait-il son abandon? Depuis quand promettait-il à sa maîtresse qu’il serait bientôt tout à elle? Depuis quand jouait-il la comédie, endossait-il un rôle, comme tant d’autres hommes avant lui? Depuis quand avait-elle rejoint, sans même s’en rendre compte, la clique des femmes trompées?

Elle serra les poings. Écrasa une larme qui perlait au coin de son œil. Elle se maudissait d’avoir succombé à la curiosité. Lorsque l’iPhone de son mari avait émis le tintement significatif annonçant l’arrivée d’un nouveau message, elle avait cru que c’était le sien qui sonnait. Les deux téléphones se trouvaient côte à côte dans l’entrée. Se rendant compte de son erreur, elle s’était saisie spontanément de l’appareil de son époux, n’avait hésité qu’une demi-seconde avant d’en entrer le code. Elle aurait mieux fait de s’abstenir, pensait-elle à présent, confusément consciente de l’absurdité de son raisonnement. Qu’elle l’apprenne ou non de cette façon, cela ne changeait rien à l’inéluctabilité de la décision de son mari. A point nommé, la minuterie du four lui rappela que les carottes étaient cuites.

Pause

Voilà quelques semaines que je n’ai pas publié de nouveau texte sur le blog… En partie par manque de temps, mais aussi parce que je souhaite me consacrer à d’autres projets d’écriture qui me tiennent à cœur! J’ai donc décidé de prendre un peu de recul par rapport à La dernière minute: j’y reviendrai certainement, mais les publications paraîtront à un rythme plus aléatoire. A très bientôt, donc!

Soudain, la pluie

Sur les sentiers anglais, heureuse je chemine:
M’enivrant du vent frais, je rêve d’aventure
Et j’arpente avec joie ce tapis de verdure,
Oubliant que parfois la Nature est taquine.

Sous mon regard distrait, au-delà des collines,
Une obscure lueur envahit le ciel pur.
L’horizon se ternit, comme un mauvais augure,
Annonçant une pluie, qui au loin se devine.

Ralentissant mes pas, enfin je réalise:
L’averse se profile et c’est moi qu’elle vise…
Dans un instant, pour sûr, ce sera la rincée!

Vite, vite, un abri! Sous un arbre je fuis.
Les nuages railleurs, de mes efforts se rient
Et m’arrosent, voyous, d’une puissante ondée.

Paris attendra

«Alouette, gentille alouette, alouette, je te plumerai…» Recroquevillé dans le coffre de la 4×4, Naïm attendait le retour des touristes, fredonnant, pour se donner du courage, la chanson que Thomas lui avait apprise l’an dernier. Chaque jour, il en reprenait les paroles, pour ne rien oublier. Quelle ne serait pas la surprise de son ami, en le découvrant sur le pas de sa porte, à Paris, entonnant l’air qu’ils avaient ensemble maintes fois répété! Naïm étouffa un rire en imaginant les yeux écarquillés de Thomas et de ses parents…

Paris. Depuis le temps que Naïm en rêvait… Son cousin Isham, qui était parti là-bas étudier, lui décrivait, à chaque visite à Ezouaya, le monde incroyable dans lequel il évoluait. Les immeubles qui s’élançaient dans le ciel, les cinémas où s’affrontaient sur écran géant chevaliers, robots et policiers, les voitures qui circulaient par centaines dans les avenues. Naïm, lui, ne connaissait que son village. Il s’était bien rendu quelques fois à M’Hamid, où les touristes résidaient avant leur périple dans le désert, mais Isham lui avait dit que cela n’avait rien à voir avec Paris.

Et puis, l’an dernier, il avait rencontré Thomas, en voyage avec sa famille. Thomas, dont la maman algérienne lui avait appris quelques mots d’arabe et avec qui le courant était tout de suite passé. Ils s’étaient juré qu’ils se reverraient.

L’idée avait alors mûri dans l’esprit de Naïm. Il lui suffirait de se glisser dans l’une des 4×4 qui faisaient escale à Ezouaya et de parcourir ainsi les centaines de kilomètres qui le séparaient de Rabat ou de Marrakech. Là-bas, il se débrouillerait bien pour trouver un avion à destination de Paris! Son plan était parfait…

Sauf qu’il commençait à trouver le temps long. Voilà deux heures que les touristes s’étaient aventurés dans l’oasis. Allongé en chien de fusil sous une couverture, Naïm ne sentait plus son pied gauche. Et puis, il avait chaud. Et faim. Il pensa aux galettes que sa maman avait préparées le matin même. Au méchoui qui était prévu pour le mariage de sa sœur la semaine prochaine. Il en salivait d’avance! Il se rappela aussi la conversation qu’il avait eue avec son père, la veille. Quand ce dernier lui avait confié la responsabilité du nouveau chamelon, né quelques jours auparavant. Il lui avait déjà trouvé un nom: Habib.

Naïm soupira et s’extirpa de sa cachette. Paris attendrait…

(Texte écrit dans le cadre d’un concours sur le thème «Enfant(s) du désert». Il me semble que, par sa forme, il trouve aussi sa place sur ce blog… A vous de me dire s’il vous plaît!)

Moins une!

17, 19… 21. Ouf, j’y suis! J’ai bien cru que je ne m’y retrouverais jamais, dans ce quartier… Quelle nouille, aussi, d’avoir oublié mon téléphone à la maison! Surtout qu’avec mon déplorable sens de l’orientation, le GPS intégré à mon smartphone m’a sauvé la vie bien souvent. Un jour, j’en suis sûre, je me perdrai dans mon propre appartement… Enfin, pour le coup, je suis arrivée à bon port, toute seule, comme une grande. Oui, bon, d’accord: avec l’aide de quelques passants…

Le nom de l’entreprise, Comm’&Go, s’affiche en lettres noires sur un coin de la porte vitrée. J’en profite pour observer mon reflet et replacer derrière mon oreille une mèche récalcitrante. Qui s’empresse de se faire la malle et de venir chatouiller mon nez. Ne nous énervons pas: il y aura bien des toilettes où je pourrai arranger tout ça avant l’entretien. Après tout, j’ai encore le temps, non? Un petit coup d’œil à ma montre pour me rassurer… et mon cœur manque de s’arrêter: j’ai rendez-vous à 15h et il est déjà 14h59! Je ne pensais pas avoir tourné si longtemps dans le coin! Je pousse – que dis-je, j’enfonce! – la porte, avant de me rendre compte qu’il faut la tirer (sans commentaires) et pénètre à la hâte dans l’immeuble. Tout en pestant contre le sort qui semble s’acharner contre ma pauvre personne, je me rue vers l’ascenseur et appuie frénétiquement sur le bouton d’appel. La série noire continue: le voyant indique que la cabine est au 8ème. Plus le temps d’attendre: je vais devoir monter à pied, quitte à arriver écarlate, essoufflée, transpirante, flageolante, ébouriffée (ne rien biffer). Vu que j’ai indiqué dans mon CV que la ponctualité était l’un de mes principaux points forts, je me vois mal me pointer ne serait-ce qu’une minute en retard. Quatre étages en moins de soixante secondes, c’est faisable, il me semble: d’ailleurs, je ne vais pas au fitness trois deux une fois par semaine (quand j’ai le temps) pour rien! Chancelant sur les chaussures à talons que ma copine Vanessa a tenu à me prêter pour l’occasion – pour elle, tout entretien d’embauche équivaut à l’opportunité d’exhiber sa (riche) garde-robe – je me précipite dans la cage d’escalier et attaque les premières marches avec détermination.

C’est que j’y tiens, à ce boulot! Comm’&Go est l’une des agences de communication les plus en vogue du moment. Après deux ans à enchaîner les stages dans des petites boîtes certes sympathiques mais manquant de prestige (ben quoi, j’ai de l’ambition!), il me tarde de rejoindre la cour des grands. Lorsque j’ai vu l’annonce sur JobUp, j’ai failli m’étouffer de joie avec mon thé froid. Ce poste, il est fait pour moi! Jamais je n’ai autant soigné un dossier de candidature. Et je me suis surpassée avec ma vidéo de présentation: j’y ai mis de l’humour, des séquences animées, de la musique funky, bref, j’ai usé de toutes les ficelles acquises lors de ma formation en communication visuelle. En toute modestie, un véritable petit bijou d’inventivité! D’ailleurs, ça a payé, vu qu’ils m’ont convoquée pour un entretien. Pas question de laisser échapper cette opportunité à cause de ma fichue prédisposition à me perdre… J’augmente la cadence dans l’escalier.

Premier étage. Le nœud qui me serre l’estomac depuis quelques jours se rappelle à mon bon souvenir. Sur l’annonce, la maîtrise de l’anglais était exigée. Si je peux me débrouiller sans trop de peine pour demander mon chemin à Londres (allez savoir pourquoi?), je ne suis pas sûre en revanche de pouvoir tenir une conversation d’ordre professionnel. Et j’ai peut-être un chouïa enjolivé mon niveau sur mon CV. Tout le monde le fait, non? Espérons seulement qu’ils n’insistent pas trop là-dessus. Ou qu’ils n’aient pas décidé de soumettre les candidats à un examen surprise… Avec ma veine, les autres auront sûrement tous passé plusieurs mois en Angleterre ou aux Etats-Unis pour un séjour linguistique. Pire, certains auront peut-être déjà travaillé pour une agence bilingue! C’est fichu, autant rentrer tout de suite à la maison…

Ça suffit, le défaitisme! Tout va bien se passer. Tout va bien se passer. Tout va bien se passer. En atteignant le deuxième étage, je tente désespérément d’appliquer la méthode Coué, en y mêlant quelques notions de sophrologie (j’ai suivi un stage l’été dernier). Ouais: pas très efficace, tout ça. Difficile de prendre de grandes inspirations quand on galope dans un escalier! Mon cœur poursuit sa course effrénée et cogne de plus belle dans ma poitrine. Je suis au bord de l’apoplexie. Je vais bientôt m’effondrer avec toute la grâce d’un hippopotame. Personne ne passera par ici avant la fin de la journée, j’aurai eu une crise cardiaque et ce sera trop tard pour me sauver. J’aurais quand même bien aimé vivre jusqu’à mes 25 ans. Tiens, je me demande qui viendra à mon enterrement…

Comme si c’était le moment de me faire des films! Concentration, ma fille! Je suis déjà au troisième étage, je ferais mieux de réfléchir à ce que je vais raconter pendant l’entretien. Ils vont certainement m’interroger sur mes qualités et mes défauts et j’ai pris la peine d’en dresser la liste chez moi. Alors, pour les qualités, il y avait… Heu… Merde, y avait quoi déjà? Et les défauts? Je sais que j’en avais dégoté quelques-uns qui pouvaient aisément passer pour des qualités déguisées (encore un truc de ma copine Vanessa, qui est une pro des entretiens d’embauche), mais pas moyen de m’en souvenir. Je me heurte à un mur blanc. Heureusement que je les ai notés sur mon smartphone. C’est magique quand même, tout ce qu’on peut faire avec les nouvelles technologies! Je plonge la main dans mon sac à main… avant de me rappeler que j’ai oublié mon téléphone chez moi. Double merde! Bon, j’improviserai sur le moment.

Me voilà arrivée au quatrième étage. J’essaie (vainement) de retrouver mon souffle en marchant sereinement (du moins en apparence) vers l’entrée de Comm’&Go. Encore une porte vitrée, derrière laquelle se trouve le bureau de la réceptionniste qui a levé les yeux dans ma direction. Je n’ose même pas imaginer l’état des ma coiffure après ce sprint dans les escaliers. Heureusement, l’horloge à l’accueil indique qu’il est 15 heures pile. J’ai réussi! Confiante (tu parles!), je pousse la porte, un sourire très naturel aux lèvres.
«Bonjour, je suis Alice Mercier, j’ai rendez-vous avec monsieur Ziegler pour un entretien.»
«Madame Mercier? Mais… vous n’êtes pas attendue avant demain matin!»

Encore combien de temps?

Ils ont ouvert le rideau noir. Le public, trié sur le volet, a pris ses quartiers. Je peux sentir son austère, lugubre, implacable présence. Oyez, braves gens, oyez, le spectacle va commencer! Félicitez-vous, honnêtes, irréprochables citoyens: justice va être rendue! Dans moins d’une minute, je ne serai plus de ce monde.

Il y en a deux, surtout, qui doivent être contents. Je les imagine, de l’autre côté de la vitre: lui, avec son éternel costume gris Armani et sa moustache fine façon Corleone, elle, avec sa bouche pincée et ses perles guindées. Ils jubilent: ils ont enfin obtenu gain de cause. Il faut dire qu’ils n’ont pas lésiné sur les frais. Ils ont mis sur le coup un vrai ténor du barreau, comme on dit chez les friqués. Sans lui, j’aurais peut-être pu m’en tirer avec la perpétuité. Quoique. Triple meurtre au premier degré, avec circonstances aggravantes: j’étais mal barré avant même le début du procès. D’autant que je n’étais pas à mon coup d’essai. Je n’aurais pas dû trainer et filer illico au Canada, je ne me serais pas fait choper.

Aucun envie de les regarder, ces deux-là. Non pas que je redoute leur jugement. Leur haine, je vis avec depuis onze ans déjà. Après tout, j’ai tué leur fille chérie et sa petite famille. Sans préméditation, votre Honneur, je vous le promets! Seulement, quand on est surpris en plein cambriolage nocturne par les propriétaires des lieux, il faut bien se défendre, non? Surtout que le type avait une arme, lui aussi, et qu’il semblait bien décidé à l’utiliser. Légitime défense? Une fois qu’il s’est effondré, je dois avouer, je n’ai pas supporté les braillements de sa femme et du petit. Oui, j’ai tué un gosse. Un monstre, dites-vous? Sans doute… La vérité, c’est que je ne me contrôlais plus. Mais apparemment, ce n’est pas une raison suffisante pour apaiser la colère populaire. Et puis, je n’ai exprimé aucun regret durant le procès, et ça aussi, ça a mal passé.

Bien sûr, j’en rêve parfois la nuit, qu’est-ce que vous croyez? Que leurs cris ne reviennent jamais me hanter? Mais si c’était à refaire, je ne suis pas sûr que j’agirais autrement. J’avais cinquante balais au moment des faits, trop tard pour changer. Et puis, j’ai ma fierté: ça ne me plaisait pas, d’avoir à me courber devant ces bien-pensants. C’est pour ça que je ne regarderai pas les parents de la fille. C’est déjà assez humiliant de me retrouver ici, devant eux, sanglé sur cette couchette, sans pouvoir bouger mains et pieds…  Ils n’auront pas en plus la satisfaction de lire la peur dans mes yeux.

Oui, j’ai peur. Pas de mourir: depuis que je suis à Huntsville, je me suis fait à l’idée. Et puis Dieu, le paradis, l’enfer, j’y crois pas. Quand tu meurs, c’est fini, l’âme, tout ça, ça n’existe pas. Par contre, j’ai peur de souffrir, je le reconnais. Dans le couloir de la mort, on le sait tous, qu’il y a des ratés. Que leur foutu pentobarbital n’endort parfois pas tout à fait. Que certains des gars sont pris de spasmes violents et qu’ils ne partent pas tous paisiblement. Même si les experts jurent dans la presse que les condamnés ne souffrent pas, le doute subsiste et ça me torture l’esprit, depuis quelques nuits. J’aurais préféré être exécuté dans l’Etat de Washington: là-bas, l’injection létale peut être remplacée par la pendaison, à la demande du détenu. J’aurais pas hésité. Au moins, c’est radical. Il me semble.

Il n’y en a plus pour longtemps maintenant. On me demande si je veux faire une dernière déclaration. Mais qu’est-ce que je pourrais bien raconter? Et à qui, d’abord? Je ne sais même pas si ma petite sœur est venue finalement. Là, pour le coup, c’est le manque de courage qui me retient de regarder de l’autre côté de la vitre. Voir son visage une dernière fois, je ne sais pas si je pourrais. Et son absence serait encore plus douloureuse. Elle me déteste, je le sais, elle me l’a dit et répété. Ce qui ne l’a pas empêchée de continuer à me rendre visite, quitte à garder un silence buté. La dernière fois, elle a surtout beaucoup pleuré. Son mari l’aura dissuadée de venir aujourd’hui.

Comme je me tais, le représentant du corps médical décide de commencer l’injection. L’intraveineuse était déjà posée, il n’a plus qu’à rajouter le produit. Il paraît que ça ne dure pas trop longtemps avant qu’on perde connaissance. Putain, pourvu que cette saleté fonctionne! Je serre les poings. Mes yeux restent rivés sur le plafond. J’essaie de ne penser à rien. Je scrute le néon qui clignote irrégulièrement. Mes ongles s’enfoncent dans les paumes de ma main. Manquerait plus que je me blesse, maintenant! Arrêtez tout, les gars, je saigne, il me faut un pansement! Je rigole bêtement. Les nerfs, sûrement. Le gloussement cesse aussi brusquement qu’il a commencé. Ma bouche est pâteuse. Mourir. Ça y est. Je n’arrive plus à tenir mes paupières ouvertes. T’es là, petite sœur? T’es venue quand même? Encore combien de temps?

Faille dominicale

– Parce que tu crois vraiment que Mélenchon s’intéresse à ta misérable vie? Il est comme les autres: ce qui compte pour lui, c’est le pouvoir! Et ce n’est pas lui qui sauvera la France de la mouise dans laquelle va nous la laisser Hollande. Au moins, Fillon, lui…
– Quoi Fillon, quoi Fillon!?! Tu lui fais encore confiance, toi, à Fillon? Et ne me dis pas que tout ça, c’est des manigances de journalistes, parce que…
– Ça y est! Je me demandais, tiens, combien de temps tu allais mettre avant de défendre tes potes les journaleux! Tu sais bien ce que je pense d’eux! Tous des c…
– Papa! Je te l’ai demandé cent fois, ne jure pas à table! Maman doit se retourner dans sa tombe!
– C’est ta fille qui a commencé, s’insurgea le vieux. De mon temps, les jeunes respectaient leurs grands-parents.

Il décocha un regard outré à sa petite-fille qui, goguenarde, souriait en coin. Chaque dimanche, depuis quelques semaines, c’était la même rengaine. Immanquablement, les élections présidentielles s’invitaient dans le salon cossu du 16ème arrondissement, déclenchant des débats animés entre générations, ce qui n’était guère du goût de la maîtresse de maison. Elle partageait bien entendu les convictions politiques de son père, mais ne souffrait pas les disputes familiales – surtout lors du sacro-saint déjeuner dominical! D’ailleurs, elle avait d’autres soucis en tête, comme l’inconvenance de sa cadette, plongée depuis un bon quart d’heure dans un échange frénétique de messages sur son téléphone portable, laissant ponctuellement échapper un gloussement qui n’augurait rien de bon. Quant à l’impassibilité de son époux, qui n’ouvrait jamais la bouche pour remettre leurs deux filles dans le droit chemin, elle l’horripilait au plus haut point. Les yeux dans le vague, il n’avait pas dit un mot depuis le début du repas. Depuis quelques jours, il semblait absent. Oh, il n’avait jamais été du genre extraverti, ce qui était tout à son honneur, mais là, son attitude frisait l’autisme. Elle ne manquerait pas de lui en parler ce soir: non pas qu’elle s’inquiétât pour lui – sans doute un insignifiant problème de bureau – mais ça commençait à bien faire!

– Tu reprendras bien de la purée, chéri, lui lança-t-elle sur le ton mielleux qui annonçait chez elle le calme avant la tempête?

Il acquiesça distraitement et tendit son assiette sans sortir de son mutisme, provoquant sans le remarquer l’ire silencieuse de sa femme. Sous ses airs rêveurs, lui aussi bouillonnait. Mais d’un sentiment tout autre que la colère. En réalité, il trépignait d’une impatience trop longtemps enfouie, enterrée, oubliée, négligée. Voilà des années qu’il prenait son mal à patience, rongeait son frein, attendait son heure. Des années qu’il subissait les piques mesquines de son épouse, les frasques de sa cadette, l’indifférence de son aînée, pour qui il n’était pas assez à gauche, le mépris de son beau-père, pour qui il l’était trop. Sa belle-mère avait été sa seule alliée, un cancer l’avait emportée. Sans doute était-ce à cette époque que l’idée avait commencé à germer. Une envie de tout envoyer valser. Fugace dans un premier temps, cette lubie – c’est ainsi qu’il l’avait lui-même qualifiée – avait fini par l’obséder. Il y pensait le jour, en rêvait la nuit. Jusqu’à ce qu’il réalise que ses velléités n’étaient tout compte fait pas si extravagantes que cela. Après tout, pourquoi se priver? Il s’était finalement décidé: il allait sauter le pas. Depuis quelques semaines, il fomentait, calculait, planifiait. Sa détermination était plus forte que jamais.

Aujourd’hui, tout était prêt. Ne restait plus qu’à balancer sa bombe à la famille. Bien sûr, il aurait pu l’annoncer à sa femme en tête-à-tête et limiter ainsi les écueils. Mais – il se l’avouait avec un vague soupçon de culpabilité – il prenait un malin plaisir à l’idée de rompre la monotonie lugubre de ces dimanches qu’il en était venu à détester.

Le moment était arrivé, il l’avait suffisamment repoussé. Un peu par lâcheté, sans doute. Il avait prévu de parler avant même que son épouse n’apporte l’entrée. Il s’était même éclairci la voix. Mais le courage lui avait manqué et le repas avait commencé. Quand sa fille et le vieux s’étaient engagés dans leur traditionnelle joute politique, il s’était dit qu’il n’aurait d’autre choix que d’attendre le dessert…

Or, voilà que son épouse avait mis fin de manière précoce au débat. Tout le monde se taisait. Son beau-père terminait d’un coup de fourchette rageur son assiette, sa cadette pianotait avec toujours aussi d’entrain sur son téléphone portable, son aînée soupirait en regardant par la fenêtre, se demandant sans doute ce qu’elle avait bien pu faire au bon dieu – quoi qu’elle n’y crût pas – pour venir au jour dans une famille pareille. Quant à sa femme, elle fulminait sur sa chaise. Il ne connaissait que trop bien l’air pincé qui crispait son visage: à coup sûr, elle ressassait les inévitables reproches qu’elle adresserait sous peu à lui-même, à sa famille, à la terre entière. Rien ne semblait jamais trouver grâce à ses yeux. Mais bientôt, se rappela-t-il, il n’aurait plus à subir cette avalanche de doléances. Il était à deux doigts de s’en affranchir pour toujours.

Conforté dans sa décision, il se dit qu’il était grand temps de parler. Le silence dans lequel était plongée la tablée depuis une interminable minute n’allait certainement pas durer. D’ici quelques secondes, sa femme se lèverait pour débarrasser, enjoignant chacun à rester assis mais maugréant qu’elle devait toujours tout faire, et irait chercher le dessert.

Il prit une grande inspiration. Ouvrit la bouche, la referma. Se leva brusquement de sa chaise, qui grinça sur le parquet. Quatre paires d’yeux se braquèrent sur lui. Mais qu’est-ce qui lui prenait, à ce père d’ordinaire si discret?

– Je… je… (Allons, tu peux le faire, s’encourageait-il, qu’est-ce que tu as à perdre, si ce n’est une vie qui te rend misérable?)
– Eh bien, chéri, tu as quelque chose à nous dire? Parle, voyons!

Le ton faussement affectueux de sa femme laissait transparaître une sourde impatience. Il ferma les yeux… et sauta dans le vide.

– Je pars. J’en ai marre de cette vie. J’ai quitté mon boulot, je m’envole demain pour le bout du monde, je ne sais pas pour combien de temps. Je réalise le rêve qui me taraude depuis mes dix-huit ans, j’écoute enfin mon cœur, je fais passer mes intérêts avant ceux des autres. J’étouffe ici, j’ai toujours étouffé, j’ai envie de respirer. Je sais que je devrais m’excuser de vous imposer cette épreuve, mais à vrai dire, je m’en fous de ce que vous pensez. Je ne suis même pas sûr que je vous reverrai. Continuez à mener votre petite vie étriquée, moi, je m’en vais voir si l’herbe est plus verte ailleurs. Adieu.

Voilà ce qu’il avait prévu de dire. Le discours parfait qu’il avait peaufiné dans sa tête, qu’il avait si souvent répété. Mais pas un son n’était sorti de sa bouche. Sa famille continuait à le regarder comme une bête curieuse, attendait qu’enfin il émette un son. Dans les yeux de son épouse, il pouvait lire un profond dégoût. Qu’est-ce qui lui prenait encore, à cet abruti?

Conscient que cette situation inconfortable ne pouvait plus durer, il balbutia:

– Tu veux que j’aille chercher le dessert, chérie?

Lever de rideau

«Merde!» Sur ce dernier mot d’encouragement chuchoté, le metteur en scène quitte silencieusement les coulisses. Le temps qu’il rejoigne la régie et la pièce va commencer…

Immobiles derrière les lourds rideaux noirs, nous vérifions une dernière fois, chacun de notre côté, que nous n’avons rien oublié. La veste que je dois enfiler à la fin de la deuxième scène? Je l’aperçois du coin de l’œil, côté cour, accrochée au portant qui accueille nos costumes. La chaise sur laquelle je m’assieds au troisième acte? Elle m’attend sagement contre le mur du fond. Ma bouteille d’eau? Elle est posée sur un caisson, à côté de ma brosse à cheveux. Ce qui me rappelle que je n’aurai que quelques secondes pour changer de coiffure. La tension grimpe soudain d’un cran… Pas de panique, me dis-je. Je me suis exercée et, jusqu’à maintenant, tout a bien fonctionné. Pas de panique. Pas de panique… J’en ai de bonnes! Comme si c’était facile de ne pas paniquer! Bon, elle commence, cette pièce, avant que je fasse une crise de nerfs?

Je ferme les yeux. Prends une longue inspiration. Tente de me calmer. Une main se pose sur mon épaule, rassurante. D’un sourire, je remercie ma partenaire de jeu. Heureusement qu’on peut compter sur les copains… Nous échangeons quelques regards complices avec les autres comédiens. Certes, la tension est palpable, mais le plaisir aussi. Et le rire – étouffé: présence du public oblige! – n’est jamais bien loin.

En parlant de rire, n’est-ce pas celui de ma voisine qui vient d’éclater dans la salle? Elle m’a bien dit qu’elle viendrait m’applaudir, mais n’était pas sûre de pouvoir se libérer pour la première. Je tends l’oreille. Avec le brouhaha ambiant, difficile de déceler des sons familiers. Mes parents sont là, ça, je sais. Et j’ai repéré sur la liste des réservations les noms de quelques amis. Ça y est, voilà que l’invisible main qui me noue l’estomac depuis ce matin reprend du service! C’est la même chose à chaque spectacle… Le premier jour, je ne suis plus bonne à rien: je me réveille aux aurores et les heures s’égrainent dans un brouillard épais. Un état second où se mêlent appréhension, excitation, euphorie, et brefs éclats de panique pure. Une vague sur laquelle j’ondule, bien malgré moi, tout au long de la journée.

La lumière vient de s’éteindre dans la salle! Les discussions s’estompent peu à peu. Cette fois-ci, c’est vraiment à nous de jouer. Comme une litanie, inspirée par la méthode Coué, je me répète dans ma tête: tout va bien se passer, tout va bien se passer, tout va bien se passer… Zut, c’est quoi ma première réplique, déjà? Je fouille frénétiquement ma mémoire, mais me heurte à un mur blanc. Bah, elle me reviendra certainement au moment propice. De toute façon, plus le temps de tergiverser, le rideau s’ouvre: les dés sont jetés!

 

Traquée

Sous aucun prétexte, elle ne devait ralentir le pas. L’autre gagnait du terrain, elle le sentait bien. Encore un effort toutefois, et peut-être finirait-il par se lasser. Elle était capable de courir vite et ne doutait guère de ses capacités d’endurance. Rompue à ce petit jeu mortel, elle avait toujours trouvé le moyen de mettre en déroute ses adversaires. Mais elle savait que la moindre erreur pouvait lui être fatale. D’ailleurs, le souffle commençait à lui manquer. Le vent qui, ce matin encore, caressait délicatement son visage s’était retourné contre elle. La poussière attaquait ses yeux, sa vision devenait floue. Elle s’épuisait… N’écoutant que son instinct, elle obliqua subitement sur sa gauche, dans une – vaine? – tentative de tromper son ennemi. Mauvais calcul! Sans doute fragilisée par une longue période de disette forcée, elle perdit une précieuse fraction de seconde dans la manœuvre. Il était à présent sur ses talons, elle pouvait sentir le souffle chaud de sa respiration. Tous sens en alerte, elle accéléra le rythme dans un ultime sursaut d’énergie. Elle devait tenir le coup. Pour sa propre survie certes, mais aussi et surtout pour celle de ses petits. Elle banda ses muscles, bondit… Quand les crocs acérés du guépard se refermèrent sur son flanc, la gazelle n’eut d’autre choix que de s’avouer vaincue.